Qu'est-il arrivé aux abeilles ?
Adriana Otero/Robin Canul | Mexique | 67' | 2019
Depuis que des millions d’abeilles sont mortes dans l’État de Campeche, au Mexique, les communautés apicoles mayas et leurs représentants décident de s’organiser pour en trouver la cause. Ils vont devoir affronter les autorités ainsi que la société Monsanto, qui ont mis en danger leurs moyens de subsistance en plantant du soja génétiquement modifié sur leur territoire.
Projection au cinéma La Brêche de Ste Foy le vendredi 25 mars à 20h30
Les réalisateurs
Adriana Otero
Adriana Otero est une cinéaste expérimentée dans le genre documentaire. Elle est titulaire d'un master en production et enseignement des arts visuels de l'Escuela Superior de Artes de Yucatán. Réalisatrice de La valeur de la terre (2014) et productrice de PAAX (2016). Lauréat du Prix municipal de la jeunesse 2015 dans la catégorie "Culture" et bénéficiaire du Fonds municipal pour les arts visuels en 2016 et du FONCA en 2016 et 2020. En 2018, a remporté le concours national IMCINE pour les projets de courts métrages par régions et en 2020, présente en avant-première dans les salles de cinéma au Mexique "What happened to the bees ?" qu'elle produit et coréalise. Lauréat du meilleur documentaire environnemental au MAFICI 2020, du prix Crystal Screen du meilleur documentaire de diffusion scientifique - Biodiversité, d'une mention honorable du jury du prix José Rovirosa 2020 et du grand prix Rigoberta Menchú du Festival international des peuples autochtones de Montréal en 2021. La même année, il présente "Boca de Culebra", nominé pour le prix Ariel en 2021, lauréat du meilleur court métrage documentaire mexicain à la 16e édition de Ficmonterrey, du meilleur réalisateur au Black Canvas Festival 2020 et du meilleur documentaire latino-américain au Festival international du film. Cinema in Native Languages 2021. Bénéficiaire de l'incitation à l'écriture de scénarios IMCINE en 2021. Elle est actuellement directrice de la société de production et de distribution ABEJAS CINE.
Robin Canul
Journaliste et photographe professionnel, il a collaboré au magazine Tierra Adentro et a participé à la rédaction de livres du Conseil national de la culture et des arts. En tant que photojournaliste, il a publié dans des journaux péninsulaires et nationaux tels que Diario de Yucatán ; Por Esto! ; Expreso de Campeche ; Reforma de México ; La Jornada Maya ; Sin Embargo ; El Universal ; Periodistas de a Pie ; Aristegui Noticias, Libération de France, Aj+ et est correspondant de Rompeviento TV au Yucatan. Il dirige actuellement Áurea Audiovisual, une société de production axée sur les questions sociales, environnementales, artistiques et culturelles. Co-réalisateur et photographe du documentaire What happened to the bees ?
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Dans le sud-est du pays, les apiculteurs se sentent bien seuls face à la destruction de dizaines de milliers d’hectares de forêts autorisée par le gouvernement depuis dix ans. De nouvelles terres qui profitent au géant des pesticides et des OGM, mais aussi aux mennonites, chrétiens évangéliques qui ont fui le Nord.
Le paysage qui défile par la fenêtre rappelle la Beauce et ses étendues agricoles. De chaque côté de la route s’étendent des champs d’une morne platitude, certains en friche, d’autres déjà semés. Une longue rampe d’arrosage moderne se tient prête, le soir venu, à irriguer les plants de maïs et de soja. Mais la comparaison avec le «grenier de la France» s’arrête là. Nous sommes dans la municipalité mexicaine de Hopelchén, près de Campeche, en terre maya. Et il suffit d’entrouvrir la portière pour être brutalement rattrapé par le climat torride – chaleur étouffante et humidité poisseuse – de cette région située à l’ouest de la péninsule du Yucatán.
Ici, pour faire place à une agriculture intensive, aux antipodes des pratiques traditionnelles, des dizaines de milliers d’hectares de forêt tropicale ont été abattus au cours de la décennie écoulée. Et le massacre continue. En cette brûlante matinée de mai, plusieurs incendies ont ainsi été allumés pour finir de défricher certaines parcelles. La mine sombre, Feliciano Ucán Poot, resté à l’intérieur du véhicule pour échapper aux fumées, observe les dégâts. «C’est une nouvelle tranche de notre milieu naturel et, avec lui, de notre mode de vie qui disparaît», déplore cet apiculteur de 65 ans.
Quand on évoque cette situation avec les habitants, un nom revient avec insistance : Monsanto. Le géant américain des pesticides et des OGM n’est certes pas l’unique responsable de cette dévastation, mais il y a fortement contribué, avec la bénédiction du gouvernement. En juin 2012, en dépit des risques signalés par plusieurs de ses agences techniques, le ministère de l’Agriculture a autorisé Monsanto à cultiver chaque année 253 000 hectares de soja transgénique dans sept Etats, dont celui de Campeche. Ce permis controversé a amplifié la déforestation – 18 500 hectares abattus entre 2012 et 2014 à Hopelchén – et l’usage d’herbicides, à commencer par le Faena, version mexicaine du Roundup, dont la substance active est le glyphosate.
«Rapidement, nous avons remarqué que notre production de miel diminuait, et nous nous sommes organisés», raconte Feliciano Ucán Poot. Rassemblés au sein du collectif apicole MaOGM («non aux OGM» en maya), les habitants contestent en justice le permis accordé à Monsanto. Parmi leurs arguments : la mort de milliers de colonies d’abeilles victimes, assurent leurs propriétaires, de l’épandage aérien de pesticides sur les champs de soja ou de maïs. En 2016, Feliciano Ucán Poot a témoigné à La Haye, devant le Tribunal international Monsanto, un «procès citoyen» consacré aux méthodes du groupe américain, racheté depuis par le colosse allemand Bayer, qui a décidé de supprimer la marque Monsanto, trop toxique. Au terme de six mois de travail, les juges de ce tribunal non officiel avaient conclu que les «pratiques» de Monsanto avaient un «impact sérieux et négatif sur le droit à un environnement sain».
Saká
Derrière sa maison, dans le petit village d’Ich-Ek, Leydi Pech possède une vingtaine de ruches traditionnelles. On les appelle des jobones, troncs d’arbres creux à l’intérieur desquels les abeilles construisent leurs alvéoles et produisent leur miel. Les abeilles de Leydi Pech sont une espèce rare et menacée d’extinction : la Melipona, ouvrière dépourvue de dard, considérée comme sacrée par les Mayas et réputée pour son miel aux vertus thérapeutiques.
Figure de la résistance à Monsanto et au gouvernement, Leydi Pech a joué un rôle actif dans les recours en justice. «Ça a été très émouvant de parler aux juges et de leur expliquer en quoi le développement de cette agriculture intensive ne menaçait pas uniquement nos abeilles, mais aussi notre environnement et notre identité», raconte-t-elle, assise à l’ombre salvatrice d’un immense quenettier. Sur une petite table en bois, en guise d’offrande aux esprits du vent et de la terre, vénérés par le peuple maya, elle a disposé un bol de saká, breuvage traditionnel à base de maïs. Après trois ans de procédure, le plaidoyer des apiculteurs a fini par être entendu. La Cour suprême leur a donné raison en révoquant le permis accordé à Monsanto, en attente d’une vaste consultation locale. Mais en dépit de cette décision, «la vente de semences de soja transgénique et leur culture se poursuivent illégalement, déplore Leydi Pech, qui accuse les autorités de ne pas sévir pour des raisons politiques. Les gros exploitants agricoles sont influents car ils financent les campagnes électorales.»
Salopette
Au milieu de ce combat, de curieux et encombrants voisins jouent un rôle crucial : les mennonites, chrétiens évangéliques d’origine européenne, sorte de cousins éloignés des amish. Leur implantation au Mexique remonte à près d’un siècle, mais c’est en 1987 que la première colonie a vu le jour dans le Campeche. Depuis, leur nombre n’a cessé de croître. Beaucoup de familles sont venues du nord du Mexique, notamment de l’Etat de Chihuahua, fuyant le manque de terres et les violences du trafic de drogue. Pour favoriser leur installation, le gouvernement, désireux de développer la production agricole, leur a vendu de nombreuses terres fédérales. Dans la seule municipalité de Hopelchén, 57 000 hectares ont été privatisés entre 2005 et 2010, selon l’Université de Veracruz. En 2016, 31 % des terres privées appartenaient aux mennonites.
Vêtus à l’ancienne, chemise à carreaux, salopette et chapeau pour les hommes, robe foncée pour les femmes, les mennonites comptent plus d’une dizaine de communautés dans le Campeche. Une visite dans celle de Temporal, un millier d’habitants, suffit à comprendre leur rapport à l’environnement. Pesticides et herbicides sont en vente libre dans une boutique décorée d’un fanion Bayer. Pour créer d’immenses parcelles planes, où ils cultivent soja, orge ou maïs, les mennonites ont procédé à une déforestation massive. Et certains champs étant situés en zone inondable, ils ont aussi creusé, en toute illégalité, des puits d’absorption pour évacuer les pluies. «Nous respectons les règles, assure pourtant Isaak Dyck Klasson, 43 ans, le « gouverneur » du camp. Nous ne semons pas de soja transgénique. Et mieux vaut utiliser du glyphosate que plein d’autres produits en même temps.»
A une dizaine de kilomètres, là où se dresse encore la forêt, Marco et Roseli Cob Euán s’activent dans la parcelle familiale. Machette à la main, front perlé de sueur, les deux frères de 25 et 28 ans préparent le terrain pour la milpa, mode de culture traditionnel des Mayas qui consiste à planter sur une petite surface haricots blancs, maïs, tomates ou piments, essentiellement pour la consommation familiale. «Ça fait deux ans que nous nettoyons ce terrain de deux hectares, en coupant les arbres et la végétation là où c’est nécessaire, explique Marco. Les mennonites, eux, peuvent raser 500 hectares en une seule nuit avec leurs énormes machines.»
Sanguins
En raclant les terres et en multipliant les puits, soulignent les experts, les mennonites ont favorisé la contamination des nappes phréatiques. En 2016, des chercheurs de l’université de Campeche ont analysé des échantillons d’urine ainsi que de l’eau prélevée à différentes profondeurs et dans les citernes d’eau purifiée d’une dizaine de localités. Dans tous, ils ont trouvé du glyphosate avec, dans l’eau potable, des niveaux 10 à 35 fois supérieurs à la limite autorisée dans l’UE. Mais au Mexique, aucun seuil légal n’existe. «Le problème de fond est là, résume Jaime Rendón, le responsable de l’étude. Ici, on utilise massivement des produits chimiques qui, dans nombre de pays, ont été restreints, voire bannis. La raison pour laquelle Monsanto et les autres font chez nous des choses qu’ils ne peuvent pas faire ailleurs est simple : au Mexique, la loi le leur permet.»
Après la contamination de l’eau, Jaime Rendón et ses collègues enquêtent sur les éventuelles conséquences médicales sur la population, en réalisant des tests sanguins. «Beaucoup d’habitants disent que les cas de cancer se sont multipliés, raconte-t-il. Mais on ne peut pas le confirmer car les données officielles, souvent maquillées, ne sont pas fiables.» Contacté, l’hôpital de la ville n’a d’ailleurs pas répondu à nos sollicitations.
Après plusieurs années catastrophiques, les apiculteurs viennent de connaître au printemps une très bonne récolte, fruit d’excellentes conditions météo. Cette bouffée d’oxygène ne suffit toutefois pas à dissiper les craintes des quelque 15 000 familles dont le miel est la principale source de revenus. D’autant que les importateurs de miel mexicain s’inquiètent, eux, d’une possible contamination par les pesticides ou du pollen transgénique. En mai, la Fédération européenne des emballeurs et distributeurs de miel a adressé une lettre ouverte au président mexicain, l’exhortant à faire respecter l’interdiction de la culture de soja transgénique.
Le 1er juillet, Andrés Manuel López Obrador a remporté la présidentielle au Mexique. Premier président de gauche, il succédera début décembre à Enrique Peña Nieto. Mais s’il suscite de vifs espoirs dans la lutte contre la corruption et la pauvreté, ce n’est guère le cas en matière agricole. Son futur ministre de l’Agriculture, Víctor Villalobos, a contribué en 2004 à l’adoption de la loi de biosécurité, baptisée «loi Monsanto» par ses détracteurs car jugée trop favorable aux géants agroalimentaires. Dans l’Etat d’Oaxaca, dans le sud du Mexique, une vingtaine d’organisations indigènes et paysannes ont d’ailleurs demandé, mi-juillet, la «destitution anticipée» de Villalobos.
Source : https://www.liberation.fr/planete/2018/08/20/mexique-en-terre-maya-l-eldorado-des-pro-monsanto_1673605/