La Francisca une jeunesse chilienne
Rodrigo Litorriaga | Chili, Belgique | 80' | 2020
Francisca rêve de quitter le petit bourg de Tocopilla, juché entre l’Océan Pacifique et le désert d’Atacama. Elle rêve aussi d’aider son petit frère, Diego, dont les comportements autistiques inquiètent. Lorsque Fernando, le nouveau professeur de Diego, propose d’organiser des cours particuliers, elle accepte de gaieté de cœur, sans soupçonner qu’elle actionne par là un mécanisme aux conséquences irréversibles.
Projection le jeudi 17 mars à 20h30 en présence du réalisateur Rodrigo Litorriaga, le jeudi 31 mars à 18h au cinéma L'Etoile de Saint Medart en Jalles et le mercredi 6 avril à 20h30 au cinéma Le Vog de Bazas
Le réalisateur
Rodrigo Litorriaga
Rodrigo Litorriaga est né à Santiago du Chili en 1973, et grandit en France, en Belgique et au Chili, en français et en espagnol. Après des études en économie (Louvain), en sciences politiques (Barcelone) et littéraires (Paris), il intègre un atelier de cinéma et parvient à produire ses premiers courts métrages, dont certains sont sélectionnés dans de nombreux festivals internationaux, à Locarno notamment, « C’est l’histoire d’un belge », à Valladolid, « Noctis BXL », ainsi qu’à Grenoble, « J’y étais, le p’tit muret ». « La Francisca, une jeunesse chilienne » est son premier long métrage.
Pour aller plus loin...
-Vous avez tourné «la Francisca, une jeunesse chilienne», à quelle urgence cela répondait-‐il pour vous?
-L’urgence était multiple. D’abord, il y avait pour moi une urgence de vérité sur le plan de la perspective historique du pays. Depuis la fin de la dictature, en 1990, le Chili a rejoint le concert des Nations d’un mode apaisé, et a pris sur elle d’organiser une transition démocratique sans soubresauts, au point de faire dire au président actuel que le Chili était un oasis de sérénité au milieu d’un continent traversé par une multitude de troubles économiques et sociaux. Or il n’en était rien. La démocratie en vigueur depuis 1990 est en réalité parsemée de vices de forme tels qu’ils en contredisent et pervertissent profondément l’idée même de démocratie. Sans trop caricaturer, le Chili demeure soit entre les mains d’adultes lessivés par des années d’opposition au régime de Pinochet, les mêmes qui après ont été lessivés par le modèle économique qu’il a laissé en héritage; soit entre les mains de ceux qui ont tiré leur épingle du jeu, et qui se sont faits les complices de l’état de «perversion» démocratique qui sévit au Chili. En ce sens, ces derniers représentent le souffle encore vivant de la dictature dans le pays actuel, sa hantise permanente. Cela configure un pays renfermé sur lui-‐même, hermétique aux débats sociétaux qui agitent le monde, un pays sous forme de huis-‐clos étouffant qui pourrait renvoyer au film «Underground» d’Emir Kusturica dans son portrait de la Yougoslavie finissante.Enfin, autour de cela, il y a la jeunesse. Celle qui n’a pas connu la dictature, qui n’en n’a pas souffert, et qui souhaite aujourd’hui vivre selon les standards mondiauxdes démocraties libérales modernes, celles qui prêtent l’oreille à leurs citoyens et qui, à tout le moins sur une perspective institutionnelle, permettent d’intégrer les attentes et les expectatives des majorités silencieuses. Cette jeunesse s’était manifestéeen 2006, puis en 2011, et semble aujourd’hui, 30 ans après la fin de la dictature, être en situation de renverser la table… Enfin! Le film «la Francisca…» est un portrait de ce pays cloisonné, un portrait sous forme d’allégorie: Tocopilla, ville isolée du nord du pays, détentrice d’un des taux de pauvreté les plus élevésdu pays, représente le Chili dans ce qu’il cache, dans tout ce qu’il renie, et qui est en réalité son portrait le plus fidèle. Le personnage de Francisca est cette jeunesse piégée dans cet univers cloisonnée au sein duquel il n’y a pas de relais pour ellecar tout est trahison, et ce jusque dans ces institutions normalement qualifiées de vertueuses, comme l’école ou la famille par exemple, et qui sont illustrées ici comme étant totalement perverties. En ce qui concerne l’école, le crédit que lui accorde ici notre héroïne est à la hauteur du dévoiement total de celle-‐ci en tant qu’institution, l’école n’étant plus que le reflet de la hantise omniprésente de la dictature dans les institutions du pays, ce que la figure du professeur représente. L’institution familiale est également fortement écornée, fondamentalement en raison de la rupture qui s’est opérée entre la passivité des adultes qui, derenoncements en renoncements se sont retrouvés piégés par unimmobilisme malsain, et la vigueur de la jeunesse, vigueur qui lui est propre et consubstantielle, incarnée ici par Francisca.L’urgence du film était donc bien une urgence de dénonciation que j’ai voulue traiter de manière allégorique car je suis attaché, en tant qu’auteur, mais aussi en tant que spectateur, à ces œuvres qui transcendent les frontières et les âges et qui renferment, dans leursdiscours, des vérités aussi locales qu’universelles. J’ai en tête, en disant cela, des films comme «Le Goût de la cerise» (1997) d’Abbas Kiarostami sur l’Iran, «La Vie sur terre» (1998) ou «En Attendant le bonheur» (2002), d’Abderrahmane Sissako sur la Mauritanie, «The World» (2005) ou «Still Life» (2006), de Jia Zhangke, sur une Chine mondialisée et marginale, ou enfin, «Cría Cuervos» (1976), de Carlos Saura, sur le franquisme finissant. Voilà une cosmogonie de cinéma autour de laquelle «La Francisca, une jeunesse chilienne» graviterait volontiers.
-Vous avez dit «l’urgence était multiple», on entend bien l’urgence politique que vous évoquez ici, quelles étaient dès lors les autres dimensions «urgentes» ?
-Elles sont plus cinématographiques, et correspondent à deux idées que je défends et qui m’ont totalement motivées dans mon initiative de réaliser ce film. La première est d’ordre esthétique et historique à la fois. Le cinéma chilien est relativement jeune. Les premiers films datent certes du début du 20ème, mais la production est réduite et confidentielle. Ce n’est que dans les années 60, à la faveur de mouvements mondiaux d’émancipation sociale et culturelle et à sa correspondance locale, que des films singuliers ont pu voir le jour au Chili, sous des modalités qui rappellent le néo-‐réalisme italien. Un regard nouveau était porté sur les classes marginales, et ce regard était, d’une manière ou d’une autre, enrobé d’un voile de poésie qui les rendait parfois crus, parfois touchants. Après cela, il y a eu le coup d’Etat, et la dictature que l’on sait. La cinématographie nationale ne s’est relevée petit à petit qu’à partir de la première décennie du 21è siècle, avec des films qui embrassent une recherche de singularités locales, mais sur un mode narratif qui renvoie souvent à l’industrie hollywoodienne. Je veux dire par là que le langage se cherche, le langage d’une cinématographie spécifique chilienne, se cherche encore. Et moi j’ai voulu participer de cette recherche avec peut-‐être ce prisme singulier, qu’étant fils d’exilés politiques chiliens, je ne renie pas cet héritage. du cinéma chilien d’avant la dictature. J’ai donc voulu mêler ces éléments singuliers du cinéma chilien tourné vers une poétique de la marginalité avec une autre cinématographie qui me touche profondément, et qui est celle du cinéma asiatique, à tous le moins dans sa dimension contemplative et dans sa logique d’agencements narratifs empreints de fatalité. J’ai été littéralement porté par des films comme «Three Times», de HouHsiao-‐hsien, ou encore «Une jeunesse chinoise» de Lou Ye et j’ai pensé que cette esthétique du cinéma asiatique pouvait avoir son mot à dire dans ma quête d’un langage spécifique chilien, qui est un pays de mosaïque identitaire que l’on soupçonne peu.La deuxième raison est d’ordre plus politique. Si le cinéma est affaire de représentation, et il l’est, il me semblait essentiel, et urgent, de porter à l’écran un Chili différent de ce que la cinématographie récente a donné à voir, et qui est pourtant fondamentalement «chilien»: la pauvreté, la marginalité, la vie humaine loin des grands centres décisionnels, la jeunesse aussi, dans sa diversité de textures de peau et de couleurs. Je pense toujours à cet aphorisme qui dit que si les lions savaient parler, les histoires de chasse seraient sans doute moins souvent à la seule gloire des chasseurs. Le Chili est un pays majoritairement métisse, sa population traverse de grandes difficultés économiques. Il me semble important –et urgent–que la cinématographie chilienne ne demeure pas éternellement étrangère à cette réalité criante du pays. Cette idée a également motivé mon choix de travailler avec des comédiens non professionnels, des personnes engagées dans leur propre vie et dont la vie pouvait être en résonance avec cette attente que j’ai souhaité décrire, l’attente d’un ailleurs et d’un avenir.
-Le film raconte une histoire somme toute banale, une disparition dans un village isolé, une fraternité émouvante. Outre le pendant politique auquel vous faites référence, qu’êtes-‐vous allé chercher dans cette histoire?
-Cette histoire n’est ni autobiographique, ni inspirée de faits divers. Toutes les articulations de l’histoire correspondent à l’expression d’un regard porté sur mon pays. La disparition du jeune Diego entre les mains du professeur, dans un contexte marqué par l’indifférence notable des parents à l’égard de leur enfant, est l’expression de l’abandon dans lequel le Chili tient sa jeunesse et les générations à venir. Néanmoins, la forme spécifique qu’adopte cette histoire correspond également à une expérience de vie particulière. Après plus d’une décennie passée en Europe, nous sommes retournés vivre au Chili en 1990, et j’ai donc vécu dans ce territoire du Nord qui est dépeint dans le film, le désert d’Atacama dans sa mouture côtière, un paysage d’une hostilité sans nom, mais doté d’une force de séduction impossible à contenir. C’est dans ces rivages que j’ai finalement fait la rencontre de mon pays, et c’est là que j’ai voulu mettre en scène également l’idée d’un double deuil qui s’est opéré en moi. Deuil d’abord face au constat de ce que le Chili n’était nullement cet Eldorado que je voyais quotidiennement briller dans les yeux de mon père: l’histoire y était plus tordue et plus rugueuse que ce que la distance avait fini par lui faire voir. Deuil également lié au départ, à mon départ spécifique, à mon éloignement de ces contrées nordiques. A travers l’idée que Francisca et Diego (son petit frère) pourraient en réalité ne représenter qu’une seule et même personne, la mort du frère peut représenter la part de Francisca qui meurt, et qui doit mourir en réalité pour rendre son départ possible. On survit toujours à un départ, mais on en sort meurtri par cet allègement d’une part de soi qui n’est plus. Il y a la nécessité d’un réaménagement intérieur, l’organisation d’une nouvelle densité qui vous constitue en vous ayant définitivement transformé. Enfin, derrière ce départ, j’évoque aussi l’extraordinaire résilience de la jeunesse chilienne qui traverse les difficultés les plus inimaginables et demeure volontaire quant aux perspectives qu’elle doit se construire pour se doter d’un avenir propre. Francisca, malgré ce qu’elle traverse, finit par partir, et ce départ est le signe d’une quête qui permet au film d’être tourné vers l’avenir, vers ce qui doit encore advenir. Les évènements chiliens qui agitent l’équilibre fragile bâtit depuis 30 ans est le fait d’une jeunesse qui enfin se veut souveraine et qui se lève pour le clamer haut et fort. Francisca est de leur trempe, et le film leur est d’ailleurs dédié.