La isla rota
Felix German | République Dominicaine | 105’ | 2018
Guy, un garçon haïtien échappant à la pauvreté, est témoin du meurtre de ses parents à la frontière dominicaine. Accueilli par un couple haïtien qui l’adopte, il grandit en travaillant dans les champs de canne à sucre du pays. Il veut se venger d’Abis, l’homme qui a assassiné ses parents. Mais le massacre militaire d’octobre 1937 ordonné par le dictateur Rafael Trujillo oblige Guy et son nouvel amour Meuda à s’échapper en Haïti à la recherche d’une nouvelle vie. Ils tentent de traverser la frontière et le destin le confronte aux tueurs des parents de Guy.
Felix German
Pendant ses études de réalisateur au HB Studio de New York, il est l'élève de Anthony Hopkins, de Geraldine Page et Sandy Dennis, entre autres. Il a réalisé plusieurs documentaires et court-métrages, dont Fufu, Luis Pie, En un bohío, El alma bella de Don Damián, etc.. Il réalise en 2005 son premier long-métrage, La maldición de Padre Cardona. Il est actuellement directeur général des Beaux-Arts.
Projection en présence d'invité
Schisell Joaquim
Haïti et la République Dominicaine sont les jumelles de St Domingue, nées de la scission de l’île d’Hispaniola entre la France et l’Espagne, officialisée par le Traité de Ryswick en 1697. Les relations entre ses deux Républiques sont très difficiles en raison de leur histoire, façonnée par les affres du colonialisme et de l’esclavage. A l’image de ces accointances, le film de Felix German relate la violence, la solidarité et l’amour.
Haïti a été la colonie la plus riche et la plus exploité par la France sans aucune miséricorde notamment avec le commerce de bois précieux, exporté vers l’Europe. Au XVIIIème siècle l’ile est la première productrice mondiale de canne à sucre et se retrouve au cœur des traites négrières via le commerce triangulaire. En 1904 lorsque Haïti devient libre, et de surcroit la première république noir du continent, elle vient en aide pendant cinq ans à la République Dominicaine pour la porter vers l’indépendance. On observe donc de grands moments de violences mais aussi des beaux gestes de fraternité entre les deux pays. Pour Felix German , seule la solidarité permettra un développement pérenne de ces jumelles. La question de la dette d’indépendance haïtienne envers la France, pays colonisateur, est encore d’actualité.
La ségrégation raciale a profondément marqué l’île, les frontières ayant étés mal définies, certaines propriétés en lisière étaient aux cœurs des violences pour leurs positions ambigus. En 1910 pour effrayer les noirs Haïtiens et les empêcher d’immigrer en République Dominicaine, certaines mairies proposaient une récompense de cinq pesos a qui ramènerait une paire d’oreilles noires. Une façon de pousser la population à l’extermination des Haïtiens.
Les relations entre ses deux peuples ont également étés marqué par les langues. En effet, on parle Français et Créole en Haïti et Espagnol en République Dominicaine. Felix German constate que ses deux peuples vivent dos à dos, la migration se fait du pays le plus pauvre vers le plus riche. Un millions de Haïtiens vivent en République Dominicaine et parlent Espagnol, mais seule une poignée de Dominicains parlent Créole (en raison de leurs travails ou de leurs familles). On ne peut pas apprendre le Créole en République Dominicaine dans les écoles, et l’accès au Français est réduit. Les relations restent timides alors que la balance commerciale serait favorable aux échanges puisque les deux pays ont des productions complémentaires. Felix German constate énormément de racisme des deux côtés de la frontière et déplore une difficulté à développer les valeurs humaines, économiques et culturelles pour réconcilier les deux pays. Il n’est pas optimiste quand à l’avenir des jumelles de St Domingue et à notre capacité à créer un pont de communication pour soigner les blessures du passé.
L’Histoire le passionne cependant et il a beaucoup étudié l’indépendance d’Haïti notamment. En tant qu’acteur et directeur de théâtre il a adapté dans les années 80 une pièce qui parlait de ces événements. Le scénario de la isla rota découle de cette première approche théâtrale.
Le film a été difficile à mettre en place car aujourd’hui encore le thème est absolument tabou. Le réalisateur à reçu des menaces et rencontré des difficultés pour projeter le film mais le bilan reste positif. Par ce biais cinématographique Felix German aspire à faire comprendre qu’il ne faut pas avoir peur de la vérité et qu’il faut en parler, pour la dépasser. Ce document est devenu incontournable, il est projeté dans les collèges pour aborder ce pan historique de l’ile.
Le récit de Félix German prend place dans la première moitié du XXème siècle, une période marquée par la plaie béante du colonialisme où les deux républiques, fraîchement indépendantes, entretiennent des rapports violents. Guy, un jeune garçon haïtien est témoin du meurtre de ses parents à la frontière dominicaine. En quête d’identité, d’amour et de vengeance il se fait passer pour un Dominicain.
Le film débute en 1918 et se déroule principalement en 1937. Le réalisateur a réellement cherché à recréer le passé, à retrouver des paysages de l’époque. Cette quête l’a poussé à tourner dans le sud du pays. Les lieux sont presque un personnage du film-entité qui fait lien ou qui sépare les deux peuples-de ce fait la topographie de la frontière à été minutieusement étudié.
La mère de Felix German est dominicaine. Mariée avec un directeur artistique cubain, elle l’a suivi à Port aux princes en 1954, alors qu’il avait été nommé pour diriger une revu. Ils ont donc vécus trois ans en Haïti et ont pu ressenti de l’intérieur ces rancœurs, ces conflits mêlés d’amour et de haines entre les deux peuples, dans les deux sens.
Le film a été très travaillé esthétiquement. Le choix des camera, les plans, la saturation… Félix German nous confie brièvement l’importance dans son travail du traitement de la lumière notamment autour de la rivière et de ces arbres très blancs, les manguiers. Sur le plan technique, on retrouve à ses côtés Gina Giudicelli pour le montage, la photographie impeccable de Peyi Guzmán, la conception sonore d’Alejandro Castillo et la musique du lauréat Sergio Jiménez Lacima.
La part qui passionne le plus le réalisateur reste la création de personnages crédibles. Le choix des acteurs Haïtiens fut compliqué, surtout pour les trois enfants. Les rôles des Trujillo en revanche, ont étés pensés à l’écriture pour Manny Pérez et Frank Perozo, deux acteurs Dominicains de formation théâtrale.
Felix German est sensible aux mots. Il aime réfléchir aux étymologies et s’inspirer des associations qui en découlent pour créer. Ainsi, plusieurs scène reprennent des parallèles entre gallo, qui signifie coq et gallardia qui pourrait se traduire par courageux. Ces mots ont aussi une résonnance symbolique avec la rivière qui sépare les deux pays, nommé Masacre, mot transparent signifiant massacre, qui prend, fort à propos, sa source au pic du Coq (pico de gallo). Le réalisateur avoue détester toute forme de violence, et prendre en horreur les divertissement humains qui la provoque gratuitement (combats de coqs, tauromachie…) Il considère ses pratiques comme marqueurs de sociétés en recule, bien que le combat de coq soit culturellement le loisir préféré des Dominicains. Ces combats, tout au long du film, symbolise évidement la violence, la tension et le conflit sous-jacent entre Guy et les Trujillo notamment.
Le coq à également beaucoup d’importance dans le film puisque c’est le seul cadeau de valeur que reçoit Guy, en dehors du livre que lui transmet Meuda.
Dans la scène précédant le premier combat de coq se cristallise la question de l’identité à laquelle est confronté Guy. On le découvre dans un plan serré, face à un miroir, s’observant intensément avant de se raser le visage et se lisser les cheveux. L’instant d’après en entrant dans l’arène, un homme lui assène de passer de l’autre côté : « Les Haïtiens c’est par ici». Injonction à laquelle il répond, avec un accent espagnol Dominicain parfait : « Soy Dominicano. Me llamo Juan, Juan Fernandez de Hato Mayor » (Je suis Dominicain, je m’appel Juan Fernandez et je viens de Hato Mayor). Cette scène est importante car elle fait échos au « massacre du persil », génocide haïtien perpétré par le dictateur Dominicain Rafael Trujillo Molina en 1937. Une technique pour débusquer les haïtiens consistait à faire prononcer le mot persil aux gens. Les haïtiens, parlant créole et ne sachant pas prononcer le « r » roulé correctement, était ainsi démasqués et immédiatement exécutés. On notera donc l’importance de la prononciation de la phrase de Guy, a cet endroit du film, et le choix stratégique de sa réplique. En effet, en se disant de Hato Mayor, région à quelques 300 km de la frontière avec Haïti, complètement à l’est de l’ile, il se protège géographiquement de tous soupçons.
Le père adoptif de Guy, au début du film, note avec fierté ce don que possède Guy pour la prononciation Espagnole, ce qui attriste sa femme qui revendique le créole et leur identité haïtienne.
La question du rapport à l’autre, à travers la force, l’amour ou encore la violence est présente dans tout le film. Il interroge nos positionnements face à autrui et les positionnements des autres par rapport à nous. L’ouverture de La isla rota se fait d’ailleurs sur un texte introspectif disputant cette relation de notre être profond à l’altérité.
Felix German note que dans l’amour il n’y a pas de jugement et que l’on peut résoudre ces problèmes de relations de pouvoirs puisqu’ils sont dissous dans la compréhension. On le voit dans la scène de la relation sexuelle que Guy entretient avec la prostitué. D’abord violent et centré sur lui, Guy, après jouissance, fond en larmes face à la conscience du vide affectif qui l’habite et de la bienveillance de cette femme qui l’accueil.
Hispaniola : une île pour deux
Tout au long du mois de février dernier, le voyageur du métropolitain parisien se voyait proposer de s’échapper pour une destination alléchante : la paradisiaque République Dominicaine et les immenses plages de sable fin de ses rivages caribéens enchantant, à des prix bradés. A côté de ces panneaux publicitaires s’affichaient, au même format, des appels à la solidarité pour Haïti ravagée par le séisme du 12 janvier. Parmi ces voyageurs, certainement, peu savaient qu’il s’agissait de la même île : Hispaniola.
Quel étrange destin en effet que celui de cette île abritant deux états depuis 1844 !
Découverte lors du premier voyage de Christophe Colomb, le 6 décembre 1492 , l’île splendide peuplée d’indiens Arawaks qui l’appelaient Ayiti, « la terre des hautes montagnes », fut baptisée par l’amiral explorateur la Española, « l’Espagnole ». Un hommage qui se transforma chez les cartographes en « Hispaniola » (« la petite Espagne ») !
Bref survol historique
La découverte de l’île d’Hispaniola (appelée très vite Saint-Domingue, du nom de la principale ville fondée en 1496 par le frère de l’amiral Colomb, Bartolomé Colomb Santo Domingo) fut fatale pour les populations autochtones. Les Espagnols soumirent les Arawaks et les Caraïbes à des travaux forcés afin d’extraire l’or des mines. En moins de vingt-cinq ans, les populations autochtones de Santo Domingo furent complètement décimées par les guerres, les maladies et les suicides collectifs. Les Espagnols firent alors venir des Noirs d’Afrique pour les remplacer.
Durant tout le XVIe siècle, Santo Domingo devint la métropole des colonies espagnoles du Nouveau Monde. Dès que l’île commença à ne plus rapporter d’or, elle suscita moins d’intérêt pour les Espagnols. Jusqu’au milieu du XVII° siècle la totalité du territoire de Saint-Domingue était colonie espagnole. Elle n’avait que peu d’importance lorsqu’en 1638 des flibustiers et boucaniers établis dans l’île de la Tortue, encouragés et soutenus par le gouvernement français dévastèrent les établissements espagnols et s’établirent dans la capitale même. Notre propos n’est pas ici de retracer l’histoire de cette colonisation française officialisée par le traité de Ryswick en 1697 où l’Espagne octroya la partie occidentale, soit un tiers de l’île à la couronne de France. Disons simplement que Saint-Domingue française devint très vite grâce à l’importation massive d’esclaves Africains (plus de 700 000 esclaves, à la veille de la Révolution française, travaillant sur 7 800 plantations de canne à sucre, de café, de coton) la plus fleurissante colonie de la monarchie, « la perle des Antilles » ce qui fit écrire à Aimé Césaire dans la tragédie du roi Christophe « cette île qui vaut tout un Empire ». Mais le régime esclavagiste avait provoqué des troubles dés 1722. La décision de l’assemblée nationale accordant les droits politiques aux noirs (28 mars 1790) encouragea la révolte de Toussaint Louverture en 1791. Cet ancien esclave employé comme cocher combattit d’abord avec les espagnols contre les français puis se rallia à la France révolutionnaire, qui venait d’abolir l’esclavage (1794). Ses victoires aux cotés du Général Laveaux contre les Espagnols et les Anglais (1795/98) lui firent acquérir le commandement en chef des troupes. En 1801 il prit possession de la partie orientale de Saint-Domingue qu’il souhaitait réunifier. Il ne tarda pas à promulguer l’autonomie de l’île ce qui provoqua l’ire de Bonaparte qui, sous l’impulsion des Créoles (blancs natifs) fit envoyer contre lui le général Leclerc à la tête d’un corps de 20 000 hommes. Arrêté, puis déporté, Toussaint Louverture ne verra pas l’indépendance que finira par proclamer peu de temps après, le 1er janvier 1804, son lieutenant Jean Jacques Dessalines qui se fit déclarer gouverneur à vie et mourut assassiné 2 ans plus tard. Haïti était devenue le second pays indépendant d’Amérique, « mais avec cette différence qu’aux Etats-Unis l’esclavagisme perdurait tandis qu’ici d’anciens esclaves redonnaient à l’île son nom indien, rendant hommage à ceux dont ils avaient été forcés de prendre la place » écrivait Edwy Plenel dans son « Voyage avec Colomb ». La première République noire de l’histoire allait devoir payer cher son affranchissement. Paris, en effet, l’assomma d’une dette colossale dont elle ne se remettra jamais et qui est encore aujourd’hui perçue comme une humiliation méritant réparation!
De l’autre côté de la frontière, les troupes françaises, défaites à Haïti, parvinrent à se maintenir dans la partie orientale de l’île, qui resta rattachée à l’Espagne, un statut entériné par le traité de Paris (1814). Toutefois, la tyrannie exercée par l’administration espagnole provoqua, en décembre 1821, la révolte des Dominicains qui proclamèrent leur indépendance. L’expérience fut de courte durée. En 1822, le président haïtien Jean-Pierre Boyer annexa la partie orientale. L’antagonisme entre les Noirs d’Haïti, les Créoles et les Métis hispanophones rendit l’unification de l’île impossible. Une insurrection chassa en 1844 la garnison haïtienne de Saint-Domingue et la république fut proclamée. Le pays prit officiellement le nom de République Dominicaine, en même temps qu’il obtint son indépendance. Cependant, fragilisée par la menace d’une invasion haïtienne, la République Dominicaine demanda l’aide de l’Espagne qui annexa à nouveau le pays. La présence de l’Espagne ne parvint pas à mettre fin à l’instabilité et, en février 1865, les Dominicains recouvrirent leur indépendance.
Après cette longue marche vers l’indépendance, les deux Etats traversent des années d’incertitudes, des périodes d’instabilité et de troubles qui se soldèrent par l’occupation américaine des deux côtés de la frontière : de 1916 à 1924 pour la République Dominicaine, jusqu’en 1934 pour Haïti ! Une occupation d’une nouvelle puissance tutélaire, qui raviva les nationalisme des deux nations et se répétera en 1965 après la mort du dictateur Trujillo en République Dominicaine et en 1994 en Haïti pour remettre le président destitué en scène et chasser la junte putchiste …
Contextualisation
René Depestre écrivait dans une tribune publiée au lendemain du séisme du 12 janvier par le Nouvel Observateur que l’une des solutions, la première, qui aurait pu être envisagée pour imaginer le futur de son pays meurtri aurait été la création d’une Fédération avec la voisine République Dominicaine. Mais dans la même phrase la proposition était, par lui-même, balayée brutalement « tant le contentieux entre les deux voisins est encore lourd à éponger ».
Nous proposons donc, à travers les archives , les débats et les documentaires de cette grande traversé, d’arpenter ce territoire des deux côtés de la frontière et de remonter le cours de l’Histoire depuis 1492, cette histoire commune mouvementée qui prit l’allure d’un face à face permanent au point de faire passer les deux états pour des sœurs ennemies.