Euridice là-bas
Susana Lastreto Prieto | 78' | Uruguay, France | 2020
Actualité du 08/07/2021 : Le film a été sélectionné pour participer au Festival International de cinéma de Ciudad de México.
Emile Robert, un artiste de music-hall d’une soixantaine d’années, reçoit un jour à Paris via Facebook un message d’un certain Alfredo Quiroga, qui vit à Montevideo en Uruguay. Ce dernier l’informe qu’en rangeant le vieil appartement familial où il vit encore, il a trouvé une valise avec des objets, des photos et des lettres appartenant à sa sœur Euridice. Les lettres, écrites dans les années 70′ et jamais envoyées, étaient adressées à Emile. « Aimeriez-vous les recevoir ? Voulez-vous qu’elles soient détruites ? » lui demande Alfredo, Emile répond qu’il viendra les chercher.
Dans les années 70′, Euridice, jeune boursière étudiante en lettres à la Sorbonne, avait vécu avec lui une histoire d’amour passionnée. Cependant, une fois qu’Emile arrive à l’appartement de Montevideo dans l’espoir de retrouver cet amour perdu il se retrouve seul avec le chat d’Alfredo…
La réalisatrice
Susana Lastreto Prieto
Née à Buenos Aires, en Argentine, Susana Lastreto Prieto suit des études de lettres à Montevideo en Uruguay. En 1973, elle décide de partir pour l'Europe à la recherche d'un théâtre "différent", et suivre des cours de théâtre à l'école Jacques Lecoq à Paris.
Dans cette ville tant rêvée par les Argentins et les Uruguayens, après quelques années de rôles joués sous la direction de Alain Mollot, Laurence Février, Roland Topor, etc. elle rencontre Alfredo Arias. Avec lui, elle joue Cachafaz, Faust, Cabaret Coconut, et surtout, elle découvre et explore un monde inconnu jusqu'alors : celui de la musique, du cabaret, du music-hall, des mondes dont le métissage, le mélange, feront désormais partie de ses préoccupations en tant qu'auteur et metteur en scène.
Pour aller plus loin...
Une femme de théâtre à la caméra
Très rares sont les auteurs, acteurs ou metteurs en scène de théâtre qui deviennent de réels cinéastes. On peut penser à Ariane Mnouchkine, Thierry de Peretti, Xavier Legrand, Emmanuelle Bercot… Susana Lastreto Prieto, artiste franco-argentine dont on connaît les pièces (Nuit d’été loin des Andes, Le Cancan des corps guerriers, Cet infini jardin) et la compagnie GRRR basée à Paris, qui est à la fois auteure, actrice et metteur en scène, rejoint ce club très fermé. Elle avait déjà réalisé des courts et moyens métrages. Elle présente aujourd’hui son premier long métrage, Euridice, là-bas…, dont elle est la scénariste, la réalisatrice et l’un des interprètes. Tourné à Montevideo et à Paris, le film, qui a bénéficié surtout d’aides uruguyennes, a été sélectionné et projeté avec succès cet hiver à l’Amsterdam International World Film Festival ; il commence sa carrière de « film d’auteur. »
L’Euridice, qui donne son nom au titre, n’est pas tout à fait l’Eurydice du mythe grec. C’est une femme uruguyenne qui, jeune, était étudiante à Paris et avait eu une relation amoureuse intense avec un condisciple français, Emile. Elle était rentrée à Montevideo. Le Français ne se souvient plus guère de cette histoire ancienne quand, par le canal de Facebook, un message lui apprend qu’on a retrouvé, de cette femme à présent morte, une valise pleine de documents des années 70 et des lettres à lui adressées et jamais envoyées. Emile, qui est artiste, prend l’avion et, à Montevideo, habite le temps d’une semaine l’appartement que la famille d’Euridice lui prête. Il entre dans tout un passé qui n’a pas disparu car, dans la conscience de chacun comme dans la culture de l’Amérique latine, les morts ne disparaissent pas. Il est surpris, troublé, bouleversé par les papiers, les objets et les fantômes qui s’adressent à lui en même temps que les vivants. Il repartira, l’âme implosée. Magnifique noir et blanc, sens du silence et de l’au-delà, progression féline du récit et du montage (d’ailleurs, un chat ne cesse d’aller et venir), onirisme veiné de réalités politiques et quotidiennes, interprétation magistrale de François Frapier et d’acteurs uruguayens. Le film de Susana Lastreto Prieto partage la force mystérieuse des grandes œuvres sur la mémoire obsédante que Duras, Colpi, Resnais ont pu donner au cinéma français, mais avec la singularité d’une double culture qui amplifie les éclats du jeu de miroirs.
Nous avons rencontré Susana Lastreto Prieto.
Ce n’est plus du théâtre mais c’est quand même l’émanation de votre compagnie GRRR avec laquelle vous faites vos spectacles à Paris. De quelle façon ?
Fondamentalement, je crois que je n’aurai pas pu faire ce film sans François Frapier, pilier de la compagnie, qui a joué dans de nombreux spectacles de GRRR. Notre complicité est énorme depuis des années. Ce qui m’a permis de tourner très vite : je n’avais pas besoin de lui donner des explications, il connaît mon travail, ce que je cherche. Pareil pour l’actrice qui joue Euridice, Marieva Jaime-Cortez, qui a déjà travaillé avec moi, même si c’est beaucoup moins que François. Elle a fait totalement confiance à un projet que j’ai écrit et monté en 6 ou 8 mois, et donc je n’avais pas eu trop le temps de lui expliquer. Et les deux compositeurs, Annabel de Courson et Jorge Migoya, sont les habituels compositeurs et musiciens de GRRR, ils connaissent parfaitement mon univers. Vous voyez, c’est vraiment une prod GRRR !
Aussi, l’habitude prise au sein de GRRR de travailler vite a été un précieux atout, parce que le cinéma demande que tu prennes des décisions vite, surtout sur un film avec un petit budget à ne pas dépasser. J’ai travaillé avec eux comme je travaille pour les spectacles de GRRR : en complicité et en échange. Administrativement, GRRR est habilitée à déclarer des personnes dans l’audiovisuel, donc on l’a utilisée pour certains salaires, et pour financer des billets d’avion puisque c’était pour un déplacement professionnel.
Qu’y a-t-il de commun et de différent entre l’écriture d’une pièce et celle d’un scénario ?
Pour moi la pièce de théâtre, tout en demandant des « trous » ou espaces permettant la vision de la mise en scène, est beaucoup plus axée sur le texte. Le scénario demande que tout ce qui peut être vu soit privilégié par rapport à ce qui est dit. J’ai pas mal coupé du texte parce qu’un plan muet racontait la même chose, on n’avait pas besoin de mots. Exemple : le personnage de François se posait des questions sur son anxiété et son insomnie, mais on comprend sans mots : il se lève et s’en va dans le couloir, enroulé dans un drap, boire un whisky au salon.
Mais je crois qu’ils ont en commun le travail sur la dramaturgie et le rythme. Différent aussi le changement de point de vue, que dans le théâtre est surtout frontal. La caméra te permet de voir sur plusieurs angles, de t’approcher, les gros plans, l’intimité. Au théâtre c’est difficile.
Sur l’échelle de la difficulté quel est le plus difficile : monter une pièce ou mettre sur pied la production, le tournage et l’exploitation d’un film ?
Ah ça, j’y ai beaucoup pensé ! Pour moi qui, pendant des années, ai fonctionné avec des aides et subventions ponctuelles et n’ai jamais pu obtenir une convention avec la DRAC (je me demande toujours pourquoi et l’ai toujours vécu cela comme une injustice au regard du nombre de projets réalisés et de l’accueil presse et public), je vous dirais que ça n’a pas été plus difficile de monter ce projet et de tourner ce film. Mais, effectivement, je pense que monter des projets de cinéma est beaucoup plus dur : tu dépends de beaucoup de monde, ça brasse beaucoup plus d’argent et il faut de la technique. Même si, aujourd’hui, c’est plus simple et les caméras très performantes et petites, il ne suffit pas d’un tapis et d’un projo…Si on ne s’y accroche pas par profonde nécessité intime on n’y arrive pas. Ou alors tu sors du « sérail » : écoles de cinéma, « parrains » bien placés… ce qui n’est pas mon cas. Ici, j’ai eu la chance de trouver un producteur et des aides officielles des instituts de cinéma uruguayens pour la postproduction. C’est, en plus, très long. Mais, cette fois, ç’a été vite parce que j’ai saisi plusieurs opportunités : l’appartement et les acteurs disponibles à cette période, un peu d’argent, des soutiens en Uruguay.
Comment les gens de théâtre vous regardent-ils maintenant ?
Je ne sais pas vraiment. Je n’ai pas beaucoup répandu la nouvelle, sauf au moment de la sélection. J’ai reçu quelques ’bravos » de gens de théâtre sur facebook. Les très proches et qui m’aiment bien admirent la performance, parce que souvent ils savent combien c’est difficile. D’autres, plus ou moins proches, réalisent soudain (surtout à partir de la sélection en festival), que ce n’est pas un film « entre copains », mais un vrai long métrage. J’ai eu des questions style « tu avais un chef op ? » Or, c’est Impossible de faire un tel film sans chef op, cadreur, etc. On était une vingtaine en plus des acteurs, et c’est considéré (et c’est vrai) comme une petite équipe. Et parfois certains se rendent compte que ce n’était pas un caprice ou un rêve quand je disais que je voulais faire des films, et j’ai l’intention d’en faire d’autres. D’ailleurs je me suis lancée dans celui-ci avec rage parce que je n’obtenais pas des financements suffisants pour celui que je veux faire depuis des années, d’après ma pièce Cet infini jardin.( Il semblerait qu’une petite porte s’ouvre, en tout cas pour la production en Uruguay, on cherche un producteur français, et Marie-Christine Barrault m’a dit oui pour un des rôles. Je touche du bois…)
Quelle a été la vie de ce film depuis sa sortie et quelles sont les perspectives ?
De nombreux professionnels m’ont dit que c’était un beau film, mais un film « d’artiste », et donc pas commercial !!! En noir et blanc qui plus est ! Qu’il devrait avoir une vie dans le circuit des festivals, mais que sans distributeur ni vendeur international (lesquels attendent que ce soit pris en festivals pour s’en occuper, c’est un cercle vicieux), c’était très difficile de le placer dans lesdits festivals, à moins d’un miracle. Bon, j’ai eu d’abord une moitié de miracle il y a quelques mois (un festival à Rhode Island aux USA nous avait présélectionnés, mais on n’est pas arrivé en finale). Et puis celui d’Amsterdam, bingo ! Donc les miracles existent… Le film peut encore circuler dans d’autres (il est question d’un petit festival à New York) et, après, il faudra attaquer les télés type ARTE. Un autre miracle serait qu’on puisse le prendre dans des salles d’Art et d’Essai et il y quelques passionnés qui s’en occupent et essayent de le programmer, mais… le Covid n’aide pas !
On n’arrête jamais de travailler, le cinéma c’est long, mais l’avantage sur le théâtre est que ce que tu as fait existe matériellement, comme un livre.
Gilles Costaz