Édito 2024

DEPLACEMENTS ET MIGRATIONS : ELARGIR LES PERSPECTIVES, APPROFONDIR LES REGARDS

“Je pars, mère, pour La Havane, manger des bananes frites,
ici les pauvres ne sont qu’esclaves des riches”.

Dans l’histoire mondiale des migrations, le continent latino-américain occupe une place particulière de par les déplacements massifs de population qui ont et ont eu lieu vers / dans / de l’Amérique latine.
Nous ne ferons pas l’histoire de ces migrations, il nous faudrait bien plus d’une édition. Cependant, comment aborder les déplacements-migrations sans tenir compte des relations historiques, coloniales, sociales, économiques, culturelles, géographiques et politiques sur un temps long ?
Colonisation et peuplement par les pays occidentaux ; déplacements forcés des peuples originaires et construction de frontières. Que dire de l’apport sur le continent de millions d’africains esclaves, puis de coolies chinois ?
De 1880 à 1940, l’Europe déverse des millions de pauvres (Italie : 4 M, Espagne : 2,5 M), les bourgeoisies garantissant ainsi leurs privilèges de classe. Ainsi l’Argentine a vu doubler 2 fois sa population en 35 ans (1,8 M en 1969, 4 M en 1995 et 8 M en 1914). Plus proche de nous, les exilés politiques de la guerre civile espagnole vers l’Amérique latine.
Années 1970, instauration de dictatures dans presque tous les pays : émigration politique massive vers les pays occidentaux. Années 90, la mondialisation des marchandises a impliqué celle de la force de travail. Tel ces braceros mexicains (1942-1964) qui, à peine déchargés des camions qui les transportaient, étaient dénudés et fumigés comme ou pire que des animaux.
Alors quel pan du voile qui recouvre cet immense chantier soulever ? Quelle mise au point choisir qui élargisse nos perspectives et approfondisse nos regards ?
Déconstruire la xénophobie, le racisme, les peurs et les manipulations politiques qui font dire “on ne peut pas accueillir toute la misère du monde” ou encore qui nous parle du “coût” de la migration, réduisant les personnes à leur utilité marchande. Les enfants de latino-américains migrants sont-ils “issus de l’immigration” et non du ventre de leur mère comme chante si bien Awa Ly ?
Choisir de considérer quelques aspects du champ migratoire : les causes du départ, le trajet, l’installation, le retour ou l’impossible retour.
Dépoussiérer les discours des institutions onusiennes et des nations qui cherchent une “gouvernance mondiale des migrations”, par un contrôle des “migrants” – qui menaceraient la stabilité des états – avec un biais utilitariste (gagnant-gagnant) et sédentariste, aucun des deux n’envisageant “la possibilité du choix de migrer comme une décision autonome relevant de la liberté de circuler” (http://journals.openedition.org/ethiquepublique/1749).
A l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui établit le droit de quitter son pays (émigrer), ajoutons la question de la mobilité comme droit inaliénable de tout être humain à se déplacer librement et à immigrer. Osons la solidarité, cela ne coûte rien d’essayer !

Pour aller plus loin

La thématique de la migration que nous avons choisie est un sujet qui nourrit chaque jour, et partout dans le monde, l’actualité. Pourtant, les définitions qui fondent ce thème sont vagues. En effet, la qualification des personnes migrantes reste abstraite et souvent arbitraire. 

Afin de comprendre les enjeux de la migration, il est important de définir et redéfinir les termes qui la composent. Le terme migrant, tout d’abord, s’est converti en fourre-tout, dans les médias particulièrement. De cette manière, la migration n’est plus vue que comme le déplacement, l’exode massif, d’une certaine population. L’OMI (1) définit la personne migrante comme celle « qui quitte son lieu de résidence habituelle pour s’établir à titre temporaire ou permanent et pour diverses raisons, soit dans une autre région à l’intérieur d’un même pays, soit dans un autre pays ». Ce terme englobe toutes les personnes qui se confronte à l’exil. Cependant, cette généralisation ne permet pas de prendre en considération les individualités et la singularité des situations des personnes migrantes. Les désignations réfugiés, exilés, étrangers ou encore immigrés et émigrés se confondent. Leurs définitions sont proches et pourtant non-dénuées de sens au niveau de leur usage. En effet, il existe, dans nos représentations sociales, une hiérarchisation des personnes en situation de migration. La connotation derrière chaque mot a son importance et accentue la différenciation entre les populations estimées légitimes, ou non, de recourir à la migration. C’est généralement le traitement des migrants par les pays où les villes d’accueil qui façonnent la manière de considérer de ces personnes. Par exemple, l’emploi du terme « immigré » ou « émigré » rend la personne migrante actrice de son déplacement alors que dans de nombreux cas elle y est forcée. Aussi, la perception des institutions et des pays d’accueil qui les perçoivent comme des « immigrés » et non des « émigrés » défavorise la prise de conscience, sur leur parcours notamment. Il y a, dans nos sociétés, la valorisation d’un type de parcours plutôt qu’un autre. Le sociologue Zygmunt Bauman décrit un phénomène qui se rapporte à la réflexion que nous avons développée (2). Selon lui, le vagabond, qui arrive par un hasard ou par la force d’une situation inconfortable dans son lieu d’origine est davantage soumis à la stigmatisation et à la discrimination que le serait le touriste qui ne porte pas sur lui la menace de l’enracinement dans sa terre d’accueil. En Amérique latine, les principales raisons de la migration sont liées aux contextes politique, économique, écologique et social. Les conséquences de ces situations poussent certaines personnes à fuir pour s’établir dans un lieu imaginé comme plus sûr. Aussi, la migration porte en elle la revendication du droit à la vie digne et de nombreuses luttes comme celle contre la violation des droits humains. Les organisations internationales travaillent à la considération des différents parcours de vie qui mènent à l’exil et au déplacement. Dans de nombreux cas, les conditions de déplacement et d’accueil sont désastreuses et problématiques quant aux droits humains et à la vie digne. En effet, alors que le déracinement et la perte d’identité, en partie liée à la culture, sont des épreuves sur le chemin de l’exil, les conditions externes à ce déplacement ne favorise pas un nouvel ancrage. Il existe également des parcours de vie qui mettent en lumière les pratiques nomades de certaines populations et le fait que la migration est un droit, peu importe les motivations qui y poussent. En ce sens, il est essentiel de rappeler que l’étude de la migration n’est pas synonyme de misérabilisme. Enfin, la notion d’étranger instaure cette distance entre nous et les autres, ceux qui ne sont pas supposés partager notre espace. Or, la migration est un phénomène si complexe qu’elle ne doit pas toujours être assimilée au passage d’une frontière internationale. Elle peut être intra-continentale, intra-régionale et même intra-nationale. La proximité entre les peuples d’un même pays n’empêche pas la déshumanisation des personnes migrantes, notamment par le biais du vocabulaire employé. 

Alors, ces réflexions autour de l’usage, et du bon usage, des mots proviennent d’une volonté de repenser le rapport que nous avons, européens, à la migration en ouvrant notre regard sur différents types de déplacements, de par leurs causes, leurs conséquences et leurs lieux. Les exemples que nous fournit le continent latino-américain permettent de s’interroger sur les pratiques de migrations qui ont lieu et qui parfois, s’imposent.

(1) Organisation Mondiale de l’Immigration au sein de l’ONU. URL : https://www.iom.int/fr/propos-de-la-migration

(2) CHARDEL Pierre-Antoine, « Le vagabond, l’exclu, le rebut (ou les violences inassumées de la mondialisation). Lecture de Zygmunt Bauman », Chimères, 2015/1 (N° 85), p. 31-40. DOI : 10.3917/chime.085.0031. URL : https://www.cairn.info/revue-chimeres-2015-1-page-31.htm