Une nouvelle édition d’un festival est une occasion pour en questionner la pertinence, dans le monde du cinéma et dans la société en général.
Une 40ème édition n’est pas seulement une édition de plus : nous avons déjà une histoire derrière nous, qui nous rend fort.e.s, qui nous soutient et nous permet de nous penser et aussi de nous projeter, de renouveler notre engagement, d’approfondir nos envies et nos défis. Aussi nous avons fait le choix d’une édition réflexive qui nous permet d’appréhender comment, depuis 40 ans, le cinéma filme les luttes. Ce sont des années très riches en production et changements au sein du cinéma latino-américain, difficiles d’aborder avec les quelques vingt films que nous présentons. Nous avons donc choisi d’éclairer les années 80′, pas seulement parce qu’elles voient la naissance des Rencontres en Gironde mais surtout parce ce qu’elles sont un tournant important du cinéma en Amérique latine.
Nous vous invitons à vous replonger dans le nouveau cinéma latino-américain (NLC) des années 80′, un cinéma héritier d’une certaine façon du cinéma politique, d’intervention, d’engagement et de mémoire historique défini par les cinéastes dans les années 70. Héritage du Cinema Nôvo indépendant brésilien de Glauber Rochas qui combine néorréalisme italien et cinéma-vérité, héritage des documentaires de Patricio Guzman (La batalla de Chile) ou de Miguel Littin, du film-manifeste d’un Solanas ou d’un Getino ou d’un cinéma témoignage social de Fernando Birri – dont nous présentons un très beau portrait avec Donde comienza el camino.
Les années 80′ voient la création de la Fondation du Nouveau Cine Latinoamericano (FNCL, 1985) par Comité des cinéastes d’Amérique latine (C-CAL), avec Gabriel García Márquez et dont l’ambition n’est autre que “le développement, la diffusion et l’intégration du cinéma en Amérique Latine et dans la Caraïbe et la formation de l’Ecole Internationale de Cinéma et de Télévision de San Antonio de los Baños (EICTV-1986) ou encore “L’utopie des yeux et des oreilles” comme aimait à la nommer son premier directeur Fernando Birri ; elle accueillera (groupes de 5-6 ) gratuitement pendant des années toutes celles et ceux – d’Amérique latine, d’Afrique ou d’Asie – qui souhaitent se former aux métiers du cinéma pour “Exprimer ce qui a encore un nom, une image, un style. Nous exprimer, nous nommer, nous imaginer. Pour que le lieu de l’Utopie qui, par définition, n’est Nulle Part, se trouve quelque part : selon le droit de la chronologie géographique, politique, poétique, ce lieu est dans ce que les autres appellent Tiers-Monde et ce que nous appelons Notre Amérique, Notre Afrique, Notre Asie, Notre Monde” (Fernando Birri, paroles inaugurales). L’EICTV est la seule école du monde décorée par le Festival de Cannes au cours de sa longue histoire.
Le tournant-changement du cinéma des années 80′ est moins tonitruant que la rupture du cinéma des années 60-70, il est plutôt silencieux – par obligation souvent à cause des dictatures en place – et se veut qualitatif : il récuse le national pour fonder une notion nouvelle du populaire, maintenant latino–américain, sans pour autant abandonner la critique plus ou moins radicale de la situation du pays et de la dépendance du sous-continent face aux USA. Les cinéastes vont se saisir des techniques du nouveau documentaire, de l’art de l’interview filmée en face à face, l’utilisation des archives institutionnelles et personnelles, le collage audiovisuel, introduit par Santiago Álvarez dans les actualités de l’ICAIC (Cuba) qui permet la réalisation de films à petit budget, le mélange du réel et de l’imaginaire, l’utilisation de médias audiovisuels à des fins sociales, éducatives et de promotion culturelle. Anthropologues, ethnologues ou encore ingénieurs prennent la caméra et brisent les distances qui nous séparaient des communautés, nous révélant la richesse et la pluralité des cultures autochtones, et dévoilant leur dignité.
Nous vous invitons à plonger dans le NCL avec le cinéma de résistence le l’étnologue colombienne Marta Rodriguez (Nuestra voz de tierra, memoria y futuro), que nous retrouvons dans le film au titre on ne peut plus suggestif (El film justifica los medios) que le réalisateur viendra présenter ou encore avec le film du bolivien Jorge Sanjinés La nación clandestina, qui n’est rien dautre que “l’auto affirmation politico-idéologique et esthétique” du cinéaste quant aux cultures indigènes-andines de son pays, un film de 1989 qui dialogue avec son dernier film Los viejos soldados de 2022.
A partir des années 80′, à Cuba, on voit l’émergence de films documentaires produits par des télévisions des provinces de l’est de Cuba et en particulier de la Televisión Serrana (TVS), fondée en 1993 et située dans les montagnes de la Sierra Maestra. La TVS est un centre dédié à la création documentaire, avec plus de 500 documentaires à son actif. Elle fête ses 30 ans et pour l’accompagner, nous vous proposons une dizaine de films que viendront présenter Rigoberto Jiménez, l’un de ses fondateurs et Kenia Rodriguez, jeune réalisatrice originaire du village où se trouve la TVS.
Cette année nous avons reçu plus de 150 films, cela nous rend heureuses.eux, et signifie que le cinéma latino-américain vit, bouillonne et résiste. Tout ce que l’on aime. Nous avons choisi 10 films en compétition (5 documentaires et 5 fictions) qui tous, à leur manière (cinéma engagé, cinéma mémoire, cinéma résistance…) dialoguent avec le cinéma des années 80′.
Cette édition permettra aussi d’évaluer la connaissance des réalisateurs et des cinématographies d’un pays à l’autre du continent et de questionner la situation et le devenir du “cinéma latino-américain”, théâtre d’une multiplicité de tentatives individuelles et collectives face à l’avancée des plateformes en ligne et aux mouvements socio-politiques en cours. Peut-on essayer une définition d’une physionomie nette du cinéma de l’Amérique latine ? Et que dire de sa réception en Europe dans les festivals et dans les salles ?